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L’IA et la Triche en Éducation : Un Faux Débat

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Réinventer l’évaluation plutôt qu’interdire l’IA en classe

L’émergence des intelligences artificielles (IA) génératives comme ChatGPT déclenche anxiété et panique dans les milieux éducatifs : comment empêcher les élèves de « tricher » avec ces outils ? Plusieurs établissements, notamment en Europe ou aux États-Unis, ont répondu par l’interdiction pure et simple – à l’image de la célèbre université française Sciences Po (interdiction de ChatGPT dans les travaux sans référencement explicite). Cette réaction sécuritaire néglige pourtant deux réalités essentielles. D’une part, les IA « conversationnelles » ne sont pas intelligentes au sens humain : ce sont de simples modèles probabilistes, des agrégateurs de connaissances existantes, pas des générateurs spontanés d’idées inédites. D’autre part, l’interdiction ne fait que déplacer le problème – à l’inverse d’une refonte des méthodes pédagogiques, plus constructive et cohérente avec les compétences recherchées. Au lieu de diaboliser ces outils, le monde éducatif européen s’oriente vers une adaptation des modalités d’examen (épreuve sur table en présentiel, oraux, contrôles continus…) pour garantir l’intégrité des apprentissages tout en profitant des atouts de l’IA.

Une « intelligence » artificielle… pas si intelligente

L’expression « intelligence artificielle » entretient un malentendu. Derrière ce terme valorisant se cache, en réalité, un mécanisme purement statistique. ChatGPT et ses cousins ne comprennent rien : ils prédisent le mot ou la phrase suivante en fonction de probabilités calculées sur d’immenses corpus de textes. Comme le note Sylvain Montmory, « ChatGPT, c’est un véritable OVNI : un Outil Virtuel Non Intelligent qui exécute sans comprendre, calcule sans réfléchir ». Autrement dit, l’IA n’a ni conscience ni savoir : elle se contente de reconstituer un puzzle de mots appris chez l’humain, sans conscience du message. Le chercheur Daniel Courivaud rappelle ainsi que ChatGPT peut « écrire des bêtises énormes avec une assurance trompeuse » dans des domaines où il n’est pas compétent. En physique ou en électronique, par exemple, le chatbot est totalement contreproductif, car il simule l’expertise sans la posséder.

Cette limite technique traduit le fonctionnement de base de ces algorithmes. ChatGPT est construit comme un programme informatique sophistiqué : il manipule des variables (tokens de mots), des conditions et des opérateurs mathématiques pour générer du texte. Mais il ne raisonne pas comme un humain. Il n’y a pas d’« esprit » derrière ses réponses, juste des calculs sur des vecteurs de probabilités. L’IA n’est donc qu’un puissant agrégateur d’informations existantes, un condenseur d’idées déjà produites par l’homme. Elle ne crée rien d’original : à la limite, elle reformule ou compile des idées éparses. Comme l’explique un penseur du domaine, l’IA « ne crée pas l’intelligence, elle amplifie la nôtre… pour le meilleur ou pour le pire ».

Cette nature probabiliste explique pourquoi l’IA génère souvent du texte trompeur : elle offre un contenu cohérent en apparence, mais sans véritable « compréhension » du sujet. L’UNESCO souligne qu’avec ces outils, « l’IA a la capacité de générer des productions (essais, problèmes résolus, etc.), ce qui compromet leur fiabilité comme indicateur d’effort ou de compréhension individuel ». Un élève peut obtenir rapidement un essai de 1000 mots sur la crise climatique grâce à ChatGPT, mais cette production factice n’est pas la preuve d’un raisonnement personnel. Elle n’illustre qu’une reconstitution automatique de contenus lus ailleurs. En somme, ChatGPT fonctionne comme un assistant automatisé, et non comme une pensée autonome.

Cette mécanique interne a des conséquences essentielles : l’IA est prédictible et limitée. Elle « fonctionne » bien pour des tâches bien cadrées (générer du texte dans un style donné, corriger une phrase, produire un exemple de code simple…). Mais elle tombe à plat pour tout ce qui sort de son cadre statistique – elle ne fait que réfléchir avec les données d’entrée et son entraînement. Par exemple, elle est « extrêmement forte » pour produire du code informatique car ce sont des structures proches du langage naturel pour elle. En revanche, elle sera « totalement contreproductive » en réalisant des tâches requérant une vraie expertise humaine non textuelle. En résumé, l’IA est un outil puissant pour amplifier nos connaissances (gain de temps sur les tâches fastidieuses, aide au codage, résumé de textes…), mais elle n’est pas créative et ne remplace pas la pensée.

Innover dans l’évaluation plutôt qu’interdire

Si l’IA n’est pas vraiment « intelligente », cela relativise le risque de triche automatique : un élève qui se contente de copier du texte généré souffrira souvent de vide de sens et pourra être démasqué. Par ailleurs, toute technologie a toujours été sujette à des détournements : hier les étudiants consultaient parents ou amis pour rédiger un devoir, aujourd’hui ils posent des questions à ChatGPT. L’expérience montre qu’au lieu de tenter d’empêcher coûte que coûte l’usage des outils, il est plus efficace de repérer la triche par la forme des épreuves. Concrètement, cela signifie repenser les modalités d’examen.

Plusieurs experts et institutions européennes le soulignent : rebâtir l’évaluation est préférable à une interdiction vaine. La Commission européenne rappelle qu’ « il faut comprendre l’IA pour l’exploiter de façon critique et éthique ». Au niveau des États membres, des recommandations concrètes émergent. En Allemagne, par exemple, une conférence inter-États (KMK) appelle à modifier la culture des examens : il faut « adapter les formats d’examen pour prendre en compte les compétences liées à l’IA » et rendre l’évaluation « transparente et équitable ». Plutôt que de stigmatiser l’IA, on doit former les élèves à l’utiliser correctement et évaluer les compétences réelles des étudiants.

Plusieurs types d’épreuves sont préconisés :

  • Examens en présentiel (« sur table »). Réintroduire la surveillance physique élimine l’accès libre à des ressources numériques. Comme le souligne la CNIL, aucune télésurveillance à distance n’atteint un risque zéro de fraude, « y compris lors du passage d’examens en présentiel ». Mieux vaut dès lors privilégier la possibilité de passer un examen en salle avec surveillance humaine. La CNIL recommande d’ailleurs que les examens surveillés à distance ne soient pas obligatoires, et qu’une alternative en présentiel soit systématiquement offerte. On partage cet avis : proposer des épreuves écrites et surveillées sur place reste un moyen simple et efficace de limiter la triche informatique. Plusieurs universités ont ainsi annoncé une tendance à réduire les devoirs à la maison au profit d’examens manuscrits ou oraux en classe. En effet, comme le rapporte Reuters, « plusieurs universités américaines ont prévu de faire moins d’évaluations à faire chez soi et plus de rédactions manuscrites et d’oraux ». L’idée est de revenir à des formats où la triche est plus difficile à planifier ou à dissimuler.
  • Épreuves orales. Interroger un élève à l’oral, en direct, permet de jauger sa véritable compréhension. Cette modalité met en évidence les véritables savoirs et savoir-faire, bien plus qu’un texte écrit qu’on peut superviser avec l’IA. L’enseignant peut creuser un sujet en temps réel, voir si l’élève réfléchit par lui-même et corrige ses réponses. En pratique, des colles, des oraux de présentation ou des soutenances de projet peuvent ainsi compléter les écrits. Ces formats donnent rapidement la possibilité de discerner qui maîtrise un sujet.
  • Évaluations formatives et progressives. Les travaux répartis sur le semestre (devoirs encadrés, projets collaboratifs, portfolios) rendent la triche ponctuelle moins utile. Si un étudiant doit produire plusieurs livrables ou travailler par étapes, il est plus difficile d’inventer systématiquement la totalité du contenu avec l’IA. De plus, le suivi continu limite les oublis de connaissances : l’absence d’un élève aux séances ou ses réponses incohérentes apparaissent immédiatement. Ce mode d’évaluation s’inscrit dans les préconisations de l’UNESCO, qui appelle à privilégier les compétences de haut niveau (créativité, pensée critique, raisonnement éthique) plutôt que le simple apprentissage par cœur. En somme, il faut promouvoir des outils d’évaluation qui requièrent réflexion et originalité, des capacités peu automatisables par un algorithme.

L’ensemble de ces pistes rejoint les recommandations du RGPD et de la CNIL sur les examens. En effet, la CNIL insiste sur la proportionnalité des dispositifs de surveillance : si une solution automatique est trop intrusive ou inefficace, « l’établissement devrait envisager une épreuve en présentiel ou privilégier une autre forme d’examen ». Autrement dit, on ne doit pas chercher à fliquer les élèves plus que nécessaire : lorsqu’on ne peut garantir une lutte anti-triche parfaite en ligne, on renonce et l’on fait passer l’épreuve en salle ou on change la nature de l’évaluation. Cette logique européenne (CNIL, recommandations allemandes) converge avec des pratiques pédagogiques : mieux vaut se focaliser sur des formats d’examen adaptés que sur la chasse technologique à la triche.

Aide aux élèves ou prétexte de mauvaises pratiques ?

Il est important de replacer le rôle de l’IA dans son contexte historique : apporter de l’aide dans les études n’est pas nouveau. Les étudiants ont toujours bénéficié (parfois à leur insu) du soutien d’un entourage : parents qui vérifient un devoir, camarades qui expliquent une leçon, professeurs particuliers ou tuteurs qui orientent le travail… L’IA, en ce sens, prolonge la logique d’outils didactiques existants. Considérer que cette seule technologie est responsable de la paresse ou du manque de travail serait faire fi du reste du système.

Certes, l’IA peut induire une forme de dépendance si on ne l’encadre pas, mais elle n’« abrutit » pas d’elle-même. Au contraire, des enseignants pointent qu’elle peut devenir un soutien pédagogique efficace si on la maîtrise. Comme le rapporte un article récent, « un nombre croissant d’éducateurs perçoivent les bénéfices potentiels de l’IA comme un soutien à l’apprentissage plutôt que comme un simple moyen de triche. Ils argumentent que les compétences en IA deviennent essentielles […] et qu’il est important d’apprendre aux étudiants à utiliser ces outils de manière responsable ». Plutôt que de chercher un coupable extérieur, la vraie question est souvent l’adaptation pédagogique. Par exemple, il est révélateur que des enseignants eux-mêmes ont commencé à utiliser ChatGPT pour préparer des cours ou des exemples, voire que certains concepteurs pédagogiques intègrent l’IA dans la formation (comme en témoigne la création, dans une université américaine, d’un « institut IA » axé sur la littératie en IA). Ces initiatives reflètent une évolution souhaitable : apprendre aux élèves à naviguer avec l’IA, comme tout outil, afin d’éviter des usages non éthiques ou incompétents.

Les lignes directrices de l’Union européenne vont dans ce sens. Outre l’adaptation des examens évoquée ci-dessus, l’accent est mis sur l’éducation des enseignants. Le rapport allemand d’Eurydice cite explicitement l’importance de former les professeurs à ces technologies (« la formation des enseignants doit intégrer l’usage de l’IA ») pour qu’ils soient aptes à évaluer leurs opportunités et risques. L’UE propose même des guides éthiques destinés aux écoles, qui rappellent de démystifier l’IA et d’expliquer son fonctionnement aux élèves. L’idée est qu’en comprenant les limites de l’IA (pas d’initiative propre, absence de pensée réelle), les élèves ne la craindront plus comme un monstre ni ne l’utiliseront comme une béquille magique ; on les amènera plutôt à l’utiliser de façon critique.

En résumé, diaboliser l’IA est contre-productif. C’est un bouc-émissaire commode pour des dysfonctionnements souvent antérieurs : manque de suivi pédagogique, absence de dialogue sur les bonnes pratiques, ou formats d’évaluation inadaptés. Rappelons que l’interdit total a démontré ses limites : il suffit de voir le retour de bâton quand on menace un zéro automatique à l’élève surpris à « utiliser ChatGPT ». Le climat de défiance généré – les enseignants surestiment massivement l’usage de l’IA chez les étudiants – nuit à la confiance mutuelle nécessaire à l’apprentissage.

Conclusion : vers un usage raisonné plutôt qu’une interdiction vaine

La question de la « triche à l’IA » révèle surtout qu’un système éducatif doit se remettre en question. L’interdiction pure et simple de ChatGPT et consorts est une solution cosmétique qui ne résout pas le fond : tant que les élèves ont accès à un smartphone ou à internet, ils trouveront des moyens de contourner la consigne. En l’état, l’outil existe et les étudiants y ont accès, comme le note justement Daniel Courivaud : tenter de l’interdire est vain. Mieux vaut exploiter sa valeur ajoutée éducative et l’introduire « intelligemment » dans nos enseignements.

Cet ajustement passe par un redéploiement des pratiques pédagogiques. Il s’agit d’enseigner comment utiliser l’IA comme un assistant – demander des explications sur un sujet, vérifier un code, générer des pistes de réflexion – tout en maintenant des exercices où l’élève doit prouver sa compréhension personnelle. Les recommandations européennes vont dans ce sens : plutôt que de se focaliser sur l’outil, il faut préparer les professeurs et les élèves à l’accompagner de façon éthique. Sur le plan de l’évaluation, cela implique d’adopter des formats moins vulnérables à la génération automatique (exams manuscrits, oraux, travaux de longue durée). Ce faisant, on ne pénalise personne et on réaffirme les savoirs fondamentaux : un élève qui ne peut pas vomir ce qu’il a tapé devant un professeur ne réussira pas à tromper le véritable examen de ses compétences.

En conclusion, les institutions européennes (CNIL, Commission, ministères) invitent clairement à privilégier l’encadrement et la formation plutôt que la répression aveugle. Les outils d’IA doivent être considérés comme une évolution pédagogique : ils sont moins un cheat code qu’une nouvelle modalité d’aide à l’apprentissage, à condition d’être bien intégrés. Le rôle des enseignants n’est pas de jouer aux gendarmes du numérique, mais de redéfinir ce que mesurer l’apprendre signifie à l’ère digitale. Comme l’affirme l’UNESCO, il faut désormais évaluer la capacité à penser, créer et raisonner, et non plus simplement la capacité à restituer un texte appris. C’est en renforçant cette évaluation authentique – et non en bannissant les calculateurs textuels – que l’éducation sortira grandie de cette révolution technologique.

Références (sélection) :

  • CNIL (2023) – « Télésurveillance des examens en ligne : la CNIL publie une recommandation », site CNIL.
  • UNESCO (2025) – “What’s worth measuring? The future of assessment in the AI age”, UNESCO Digital Library.
  • Eurydice (2025) – “Germany: Recommendation for action on the use of artificial intelligence in school education processes”, European Commission/Eurydice.
  • Commission européenne (2022/2024) – “Ethical guidelines on the use of artificial intelligence and data in teaching and learning”, site European Education Area.
  • Courivaud, Daniel (2023) – « ChatGPT dans l’enseignement supérieur : ‘La vraie question n’est pas son interdiction mais son usage’ », Université Gustave Eiffel.
  • CampusMatin (2023) – Marine Dessaux, « Compilatio : ‘Un usage de ChatGPT très surévalué par les enseignants’ », site CampusMatin.
  • Reuters (2023) – “Top French university bans use of ChatGPT to prevent plagiarism”.

CC BY-NC-ND par jérôme SACARD